DUPLESSIS' ORPHANS

Le Devoir

Le samedi 10 avril 1999



Louise Leduc Pauline

Photo:Jacques Nadeau

Que n'a-t-on pas entendu dans le débat sur les orphelins de Duplessis? C'est la faute du gouvernement! Non, de l'Église! Et les médecins, alors? De replis stratégiques en maladroites défenses, le débat a un jour sombré dans une imprudente généralisation: ces enfants abandonnés n'avaient-ils ni père, ni mère, ni grands-parents? Oui, et l'une de ces filles-mères, Pauline L. F., assiste aujourd'hui douloureusement, comme tant d'autres acteurs bien involontaires de ce sombre épisode, au déchirement d'un Québec à la mémoire sélective.

«On recommence tout, d'accord?» Aucun problème, vous voulez que l'on omette certains détails? «Peut-être mon nom de famille, par respect pour mes enfants. Sinon, je n'ai rien à cacher. L'autre jour, je n'étais pas en forme, je sautais d'une année de ma vie à une autre, tout était décousu. Il faut recommencer.»

Recommencer, surtout, pour la cassette de son témoignage, dont Pauline veut absolument une copie pour l'envoyer en France à sa fille.

À 81 ans et demi, Pauline en est arrivée à cet état de grâce fait de la plus totale indifférence à l'égard du qu'en-dira-t-on et des médisances. Mieux encore, elle s'est sentie investie de la mission de se raconter parce que, croit-elle sans fausse modestie, sa petite histoire «vaut bien quelques pages de l'Histoire du Canada».

Prise deux, donc, toujours assises sur de petites chaises droites, dans la cuisine d'une maison de Pointe-aux-Trembles. Cette fois, Pauline arrive avec devant elle cinq ou six pages de notes d'une écriture serrée et fine, qu'elle lira sans lunettes, mais difficilement, à cause de ses cataractes.

Santé fragile

«Je suis venue au monde en 1917. On m'a raconté qu'à ma naissance, le médecin a averti ma mère de ce que je ne vivrais pas vingt-quatre heures.»

Née prématurément, Pauline, fille d'agent de police, sera de santé fragile. «J'ai passé la majeure partie de mon enfance, puis de mon adolescence, au lit. Je n'ai pas connu la compagnie des garçons. Ce n'est pas que j'étais collet monté. Quand t'es pâlotte, t'es pas très attirante! Après ma cinquième année, ayant accusé trop de retard, j'annonce à ma mère que je ne veux plus aller à l'école. Elle n'insiste pas. Une cinquième année, c'était bien suffisant à une fille pour laver des couches, disait-on à l'époque!»

1942. Pauline, âgée de 24 ans, se rend chez une amie. Chemin faisant, elle croise un jeune homme qui la regarde avec insistance. Il se rappelle à son lointain souvenir, du temps où ils fréquentaient la même patinoire. Il lui demande où elle va, puis lui propose de l'accompagner puisqu'il se rend dans la même direction qu'elle pour rembourser à des amis une somme empruntée. «Nous sommes arrivés sur le seuil d'une maison de chambres. "Il commence à faire pas mal noir, me fait-il remarquer, tu devrais rentrer, j'en ai pour une minute." J'accepte, je reste dans la porte, mais je viens de faire le geste fatal qui marquera ma jeunesse, mes années de mariage, puis ma vieillesse. Il m'empoigne le bras, m'entraîne au deuxième étage en me signalant de me la fermer, sinon, m'avertit-il "les quatre autres que t'as vus en bas te feront ce que je vais te faire".»

À l'étage d'une vieille maison de chambres, en dix minutes... «Le mot "dépuceler" sonne trop doux. Défoncer est plus juste. Il m'a défoncée. Je me suis sentie souillée et j'avais beau me laver, rien n'y faisait. C'est comme si une épaisse couche de goudron me recouvrait le corps.»

Se disant absolument ignorante «des choses de la vie», Pauline impute d'abord l'arrêt de ses règles, puis ses nausées, au choc subi. «Allez demander à mes enfants aujourd'hui s'ils ont été renseignés! On n'a pas le droit d'élever ses enfants dans l'ignorance complète. Mon homme, plus tard, était gêné de parler de ces choses-là. Je me suis chargée d'en parler pour deux! Et plus que tout, mon fils a appris à respecter les femmes.»

Deux mois plus tard, Pauline croise de nouveau le violeur. «Il m'accoste avec un sourire engageant. "Je crois que je suis mal prise", lui dis-je. Il me regarde, furieux: "Si tu penses que tu vas me coller ton petit! Va lui trouver un père ailleurs!"»

Sept mois dans une chambre

Pendant sept mois, Pauline gardera la chambre presque sans arrêt, dans des chemises de nuit toujours plus amples. «Vous savez, dans les albums de famille, on ne me voit jamais sur les photographies de groupe après les noces, sur le parvis de l'église. J'étais tout le temps au lit. Une fois enceinte, personne, dans ma famille, ne s'est donc douté de quoi que ce soit. J'étais malade, pensait-on. Comme d'habitude.»

En 1942, on se confessait de tout et même... d'un viol. Le curé sera donc le premier informé du drame et il insiste auprès de Pauline pour qu'elle l'apprenne à sa mère. Le dernier mois et demi de sa grossesse sera passé à l'extérieur de la maison, dans un hôpital privé. «Au lieu de me tendre la main, tout le monde me cachait, pour se protéger eux-mêmes. Ma mère voulait au premier chef éviter que mon père apprenne ma grossesse. Et pourtant, personne mieux que lui n'aurait pu m'aider!»

Avant même l'accouchement, Pauline est appelée à renoncer par écrit à son bébé. Elle avertit l'infirmière qu'elle devra vite quitter la pièce avec lui et surtout, surtout, avant les premiers cris de l'enfant. «Mais quand il est né, je n'ai pas pu résister. J'ai demandé le sexe de l'enfant. Je parlais vraiment pour rien dire! Quelle différence est-ce que cela pouvait bien faire, vu la suite des choses? Je me souviens que l'infirmière s'est extasiée devant mon fils, en le voyant beau et fort. Ça m'a soulagée, pensant qu'il partirait donc vite en adoption, que tout le monde en voudrait. Cinquante-quatre années passeront sans que je ne revoie mon bébé.»

Pauline ne se voile pas la face, le viol a facilité l'abandon de l'enfant. «Je craignais ma réaction, j'avais peur que chaque fois, en le regardant, je reverrais dans ma tête la scène de sa conception.»

De retour de l'hôpital, Pauline reprend le lit, se fait dire par son frère que, le soir maudit, elle aurait tout de même pu se défendre.... Elle se souvient que l'idée de passer sa vie à pleurer silencieusement sur son sort lui est passée à l'esprit. C'était sans compter sur cette fielleuse déclaration de sa mère. «"Plus un homme ne voudra de toi!", m'a-t-elle lancé. C'est exactement ce que j'avais besoin d'entendre! Piquée au vif, je suis sortie de ma torpeur et je me suis dit: ma fille, il faut que tu te trouves un mari! Merci maman! Non, tu n'auras pas eu le plaisir de voir ta fille rater sa vie!»

À la recherche du fiancé

Commence alors la recherche effrénée du fiancé. Et pourquoi pas cet Irlandais de la rue De Lorimier, ami de son frère, venu quelques fois à la maison? Ne venait-il pas, en plus, d'obtenir sa décharge de l'armée? «Je me suis mariée en égoïste, par défi, sans amour.»

Le voyage de noces à Québec, sans doute...

- Es-tu malade! C'était bien trop loin!, rétorque Pauline dans un grand éclat de rire.

- ...Drummondville?

- Encore trop loin! Non, à Sainte-Adèle!

De toute façon, un voyage de noces à oublier, la jeune mariée, traumatisée par une première expérience sexuelle, ayant vite hâte d'en finir avec son devoir conjugal. «Puis, progressivement, au cours du mariage, je me suis fait prendre au piège. Oui, je suis tombée amoureuse de mon mari: il m'a eue, par sa bonté!»

Jamais l'Irlandais ne saura quoi que ce soit de la première grossesse de sa femme. Jamais, non plus, ne gagnera-t-il plus de 80 $ par semaine.

Vint le premier enfant «officiel» de Pauline, un fils. «Je croyais qu'il ferait oublier le premier. J'avais tort. On ne remplace pas un enfant par un autre. Je m'imaginais ses premiers pas, ses premiers jeux, je me le figurais tout propre, adopté par une famille riche, faisant son entrée à l'école, puis sa première communion... »

Les années passent, l'Irlandais se fracture une hanche et ne s'en remet jamais. Puis, il y a 21 ans, leur fille tombe enceinte. Pauline, pourtant ravie, éclate en sanglots en se souvenant de sa première grossesse à elle.

«Ma fille, surprise, insiste pour connaître les raisons de mes larmes. Je lui fais promettre de ne rien raconter, ni à son frère, ni à son père, ni à personne, puis je lui raconte tout. Elle gardera le secret... dix-huit ans!»

Il y a trois ans est mort l'Irlandais. «Le soir même des funérailles - des funérailles en toute simplicité, on n'est pas plus riche dans la mort que dans la vie! -, avant de repartir en France, ma fille, en m'embrassant, me glisse à l'oreille: "Vas-tu le chercher, maintenant?" Je lui explique que je le ferai sûrement, mais que ce n'est vraiment pas la journée pour parler de cela.»

Puis, un matin, le téléphone sonne. C'est le bout de son histoire dans lequel Pauline dit adorer se plonger. «Ma fille me répète toujours: tu sais, toute la France connaît ton histoire!»

«Comme un mashmallow au soleil!»

Il était donc neuf heures et cinq précisément, continue Pauline. «Au bout du fil, une dame me demande: "Vous êtes Mme F.? Vous êtes bien Mme F.?" Je réponds que oui, et elle poursuit. "En 1942, vous avez donné naissance à un enfant, à l'hôpital Bellevue?" Je deviens muette et j'éloigne un peu le récepteur de mon oreille et j'entends: "Mme F.? Mme F.? Vous êtes tombée?" Je reprends mes esprits, et je lance: "Vous allez m'annoncer qu'il est mort, je suppose!" C'était stupide de dire cela: pour voir s'ils se seraient donné le trouble de me téléphoner s'il était mort! "Non, me répond-elle, il n'est pas mort, il vous cherche!" Ces paroles-là, je les aurais fait broder d'or! Et t'auras beau écrire les plus belles choses dans ton journal, jamais, jamais tu n'écriras quelque chose de plus beau, de toute ta vie! Ces mots-là m'ont fait fondre comme un mashmallow au soleil!»

Par pure coïncidence, la veille des retrouvailles, Pauline écoute à la télévision une émission de Jean-Luc Mongrain sur le thème des orphelins de Duplessis. «Je n'avais jamais entendu parler de cela, mais je me mets à écouter.»

Pauline passe chez la coiffeuse - «Ce n'est pas rien, j'allais à la rencontre de mon fils!» - puis se jure, chemin faisant avec ses deux autres enfants, qu'elle l'acceptera tel qu'il sera, sans le juger.

Quelques minutes avant la rencontre, sans vraiment savoir grand-chose sur le sujet, elle ose tout de même une question à la travailleuse sociale:

«"Mon fils, il n'est pas un enfant de Duplessis, toujours?" Elle a penché la tête, a répondu que oui. Puis, tout s'est passé très vite. J'ai entendu: "Voici votre fils." Il est entré, s'est appuyé sur la porte, et je regardais dehors, gênée. Il m'a sauté au cou, m'a dit: "Ça fait si longtemps que je vous attends!" Il me serrait si fort qu'il m'étouffait. Je lui demande pardon, il me dit que rien n'est de ma faute, je lui dis que j'ai tout de même ma part, il me jure qu'il m'a pardonnée. Quelques minutes après, mon fils me demande: "Qu'est-ce que l'on fait ici ? On s'en va? On s'en va... ensemble?"»

Pauline annonce alors à son fils fraîchement retrouvé qu'une surprise l'attendait dans l'autre pièce: son frère et sa sur. Il lui apprend qu'il a aussi une telle surprise pour elle et, en un clin d'il... il la fait arrière-grand-mère!»

De fil en aiguille, Pauline rattrapera les années perdues. Elle apprendra que son fils, jamais adopté, n'a jamais su comment une mère peut cajoler, aimer, consoler. «Une mère, il n'a pas connu ça, lui! Il se faisait plutôt menacer, lorsqu'il était turbulent, de se faire envoyer à Saint-Jean-de-Dieu. Les enfants ne savaient pas trop ce que c'était, mais ça leur faisait peur! Mon fils, étiqueté débile mental, y a passé un an, selon son dossier, avant d'être transféré au Mont Providence. De son année à Saint-Jean-de-Dieu, il ne se souvient d'à peu près rien, parce que les médicaments qui lui étaient prescrits l'assommaient pendant la plus grande partie de la journée.» En apprenant les quelques «volées» reçues par son fils, Pauline dit avoir parfois rêvé d'avoir devant elle la religieuse «pour l'étrangler»! «Mon fils me rappelle alors l'une des religieuses, qui était bien bonne pour lui, qui le protégeait. Ce n'est pas moi qui ai vécu cet enfer, c'est donc à moi d'essayer de garder la tête froide, de faire la part des choses. Si je ne l'ai pas gardé, mon garçon, oui, il a bien fallu que les gens s'en occupent, et je remercie les religieuses qui l'ont fait. Et peut-être était-ce trop leur demander que d'aimer tous ces enfants. Aurais-je pu faire mieux? Je ne saurais pas le dire, mais une chose est certaine: il y a certaines choses que moi, je n'aurais jamais, jamais faites... »

Aujourd'hui, comme dans une auberge espagnole, les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants de Pauline vont et viennent dans la maison de Pointe-aux-Trembles. Y passent aussi d'autres orphelins de Duplessis, compagnons d'infortune du petit dernier, comme l'appelle affectueusement sa sur cadette. «Ce qui est ironique, c'est que ces enfants de Duplessis ont réalisé que ça ne faisait pas très bien, dans leurs conversations avec les autres, de parler de leurs années au Mont Providence. Alors, en évoquant leur jeunesse, ils parlent de leurs années au collège! Oui, excellent collège que celui-là, qui ne leur a appris ni à lire, ni à écrire!!!»

Pauline explique qu'elle ne se paie pas «la traite avec le bonheur», qu'elle le partage avec ses proches. Et plus elle avance en âge, plus l'habite - sans raison apparente! - une peur qui ne la quitte plus, celle de perdre la mémoire. «C'est pour ça que j'écris, tout le temps. Je me mets des notes partout, je couche mes états d'âme sur papier. Et si je parle aujourd'hui, c'est pour que la chose soit imprimée, à jamais.»