DUPLESSIS' ORPHANS

Copied from La Presse

Samedi 26 mai 2001


Les orphelins de Duplessis sont plus nombreux à vivre dans l'isolement que les Québécois de même condition

André Noël

Des dizaines d'années après leur enfance, les orphelins de Duplessis continuent de souffrir de détresse psychologique -et d'autres maladies associées à cette détresse- de façon beaucoup plus importante que les Québécois du même âge et du même milieu social, indique une étude menée par des chercheurs de l'Hôpital général juif de Montréal.

«Les anciens orphelins se classent plus bas dans l'échelle du bien-être et plus haut dans l'échelle de la détresse. Ils sont plus nombreux à vivre dans l'isolement», affirme un des auteurs de la recherche, John Sigal, psychologue attaché à l'hôpital et professeur au département de psychiatrie de l'Université McGill.

Les conclusions de l'étude ont été présentées à l'assemblée annuelle de l'Association des psychiatres américains le 7 mai à la Nouvelle-Orléans et devraient être publiées bientôt dans une revue scientifique. Les chercheurs ont sélectionné un groupe de 40 hommes et de 41 femmes qui ont été élevés dans des orphelinats, puis dans des asiles psychiatriques, durant les années 40 et 50.

Ils leur ont posé les questions d'un sondage fait par le ministère de la Santé auprès de la population québécoise. Puis ils ont comparé les réponses avec celles de 120 hommes et 123 femmes ayant participé à ce sondage et partageant les mêmes caractéristiques: âge (57 ans pour les hommes, 61 ans pour les femmes), revenus annuels (17 000 $ pour les hommes, 11 000 $ pour les femmes) et appartenance ethnique (Québécois francophones).

En plus de révéler un fort niveau de détresse, les résultats mettent en lumière l'isolement des anciens orphelins. Trois fois plus d'entre eux n'ont jamais été mariés (45% contre 15% pour le groupe témoin), n'ont jamais cohabité avec un conjoint et vivaient seuls. Les orphelins ont majoritairement indiqué (à 60%) qu'ils ne recevaient l'affection de personne, ou d'une seule personne, une proportion qui est de 30% chez les Québécois de cet âge et de ce milieu socio-économique.

Ils ont moins de contacts sociaux: 45% n'ont aucun contact, ou un seul contact par mois, contre 25% dans la population générale; 36% passent plus de la moitié du temps seuls, contre 12% dans le groupe témoin. En moyenne, ils ont seulement quatre ans de scolarité, contre neuf ans dans le groupe de comparaison.

La moitié d'entre eux expriment un sentiment dépressif, ce qui est le cas de 2% seulement des Québécois avec qui les chercheurs les ont comparés. Ils souffrent plus de maladies souvent diagnostiquées chez les personnes en détresse: emphysème, bronchite, asthme (23% contre 6%), fièvre des foins (15% contre 2%), problèmes d'articulation (25% contre 3%), migraines et maux de tête fréquents (22% contre 5%) et sérieux maux de dos (38% contre 12%). «Ces maladies chroniques ne sont pas forcément associées à la détresse, mais les études montrent qu'elles le sont souvent», a expliqué M. Sigal, au cours d'un entretien cette semaine.

En revanche, les orphelins n'ont pas rapporté un taux plus élevé d'autres maladies, comme l'anémie, le cancer, le diabète ou les maladies cardiaques. Ils sont moins nombreux à fumer, à boire de l'alcool ou à utiliser des drogues. «On pourrait nous objecter que les orphelins ont donné des réponses biaisées, lorsqu'ils affirment souffrir de dépression par exemple, afin d'appuyer leurs demandes de compensation, souligne M. Sigal. Cet argument est difficile à soutenir lorsqu'on constate qu'ils ne déclarent pas plus d'autres maladies, comme celles du coeur.»

Le psychologue soutient que cette étude est une des rares, dans la communauté scientifique internationale, à prouver que les effets d'une carence affective éprouvée pendant l'enfance perdurent jusqu'à l'âge d'or. M. Sigal a déjà mené d'autres recherches montrant que les enfants qui ont été privés de contacts personnels souffrent d'isolement social lorsqu'ils atteignent l'âge adulte.

«Si, dès l'enfance, on n'a pas internalisé, dans le coeur et la tête, la relation bénévole avec un autre être humain, on n'a pas l'habitude d'entrer facilement en contact avec les autres, explique-t-il. Chez les petits enfants, le besoin de base essentiel est celui de s'attacher à une autre personne. Si personne n'a répondu à ce besoin d'attachement, l'enfant reste déformé du point de vue psychologique.

«D'autres études ont montré que les personnes élevées dans des orphelinats ont des taux de divorce plus élevés que la moyenne. Les anciens orphelins éprouvent une certaine difficulté d'attachement dans leurs relations interpersonnelles. Les séquelles peuvent être pires pour les orphelins de Duplessis, qui ont souvent été maltraités.»

L'année dernière, M. Sigal a signé une lettre, avec plusieurs personnalités, appuyant les demandes de réparation faites par les quelque 2000 orphelins de Duplessis auprès du gouvernement, de l'Église (les orphelinats étaient dirigés par des communautés religieuses) et du corps médical (des médecins ayant fait de faux diagnostics de maladie mentale).