DUPLESSIS' ORPHANS

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Le samedi 1er mai 1999


Le Devoir - L'industrie des orphelins

Louise Leduc

D'un côté, des religieuses, vieillissantes et fragiles. De l'autre, des orphelins de Duplessis, souvent analphabètes et vivant de l'aide sociale. Entre les deux camps? Tout l'arsenal habituel de moyens de pression avec, en guise de blindés, des avocats, des relationnistes et des chercheurs disposés à vendre leur savoir à des groupes d'intérêts. Bref, une petite industrie et une triste guerre de tranchées.

Par la transformation de l'institut pédagogique du Mont-Providence en succursale de Saint-Jean-de-Dieu en 1954, les religieuses se sont-elles enrichies? Combien leur ont rapporté les faux diagnostics de débilité mentale en indemnités quotidiennes supplémentaires consenties par le gouvernement pour la prise en charge d'orphelins présumément plus atteints? Ce sont là les questions soulevées cette semaine par l'économiste Léo-Paul Lauzon dans une étude aussitôt réfutée par les Soeurs de la Providence à coups d'arguments et de menaces de poursuites judiciaires. Aussitôt, les acteurs principaux ont repris leur place.

En 1999, pour livrer bataille, il faut d'abord des relationnistes. Les orphelins font appel à Carlo Tarini, auquel on doit notamment l'idée de la manifestation de ses clients en camisole de force devant l'Archevêché, cet hiver, et la conférence de presse de cette semaine.

Surtout, il faut des chiffres. Léo-Paul Lauzon est appelé à la rescousse, et son étude, payée 8000 $. Ce faisant, les orphelins de Duplessis ont imité la stratégie des congrégations religieuses qui, il y a trois ans, avaient elles aussi commandé à une chercheuse une étude sur le contexte social des années Duplessis.

Après les chiffres, jugés biaisés et diffamatoires, sont revenus sur scène les avocats, très sollicités de part et d'autre, surtout depuis 1992. Les Soeurs de la Charité de Québec ont consulté les leurs, rattachés au cabinet Martineau Walker. Rien de moins. Inutile d'ajouter de l'huile sur le feu, leur conseille-t-on. Le cabinet Lavery de Billy, non moins prestigieux, seconde, lui, les Soeurs de la Providence dans leurs intentions de poursuivre Léo-Paul Lauzon. Lequel dit s'en balancer éperdument parce que les assurances de l'UQAM le protègent.

Mues par la peur de devoir verser des millions en compensations, les congrégations religieuses visées se gardent de tout geste officiel, ne serait-ce que de compassion. Pourtant, répètent les juristes extérieurs à l'affaire, trop de temps s'est écoulé depuis les événements et les orphelins ne peuvent plus rien espérer des tribunaux.

Échaudé par ses quelques déclarations à l'emporte-pièce, Mgr Jean-Claude Turcotte, lui, s'est encore tenu loin des médias cette semaine. Depuis plusieurs mois, son porte-parole, Brian McDonough, s'emploie cependant à dissocier l'Archevêché des communautés religieuses et à corriger la fausse perception, dit-il, selon laquelle le cardinal Léger aurait imposé aux religieuses le changement de statut du Mont-Providence. "Le cardinal Léger s'était impliqué dans les discussions avec Québec mais il n'avait fait que recommander que dans les circonstances [les difficultés financières des religieuses], la proposition du gouvernement de Duplessis soit acceptée. Il ne pouvait les contraindre à quoi que ce soit puisque les communautés religieuses sont des entités juridiques tout à fait autonomes."

Une question demeure: si le cardinal Léger n'avait aucun pouvoir sur les communautés religieuses, si l'Archevêché n'a rien à se reprocher, pourquoi le cardinal Turcotte se mêle-t-il donc actuellement "de trouver une solution juste et équitable qui répondrait aux attentes du Comité des orphelins tout en étant conforme à la perception qu'ont les religieuses de la situation?", demande M. McDonough.

Les Soeurs de la Providence font valoir ces jours-ci qu'elles n'ont pas accepté "de bonne grâce, en 1954, de transformer leurs institutions vouées à la garde des enfants et à leur éducation en institutions psychiatriques pour se faire de l'argent". Elles ont plutôt été acculées au pied du mur par les déficits, eux-mêmes causés par le désengagement du gouvernement et des municipalités, pourtant responsables, avec elles, de financer les soins des orphelins.

Tout le monde s'en lave les mains, notamment le gouvernement Bouchard qui vient encore d'opposer une fin de non-recevoir aux orphelins, leur rappelant qu'il leur faudra se satisfaire de l'offre du 4 mars. Par philanthropie, le gouvernement leur avait alors consenti l'équivalent de 1000 $ chacun. 1000 $ pour cinq, dix ou quinze années de droits bafoués.

Et dans vingt ans, quand les "enfants de Duplessis" seront morts et enterrés, peut-être des patients de l'actuel l'hôpital Rivière-des-Prairies tenteront-ils semblable croisade. En vain, parce que trop d'acteurs, de par leurs gestes ou leur cautionnement silencieux, auront avantage à ne pas déterrer le passé.